15
— Quelqu’un pourrait-il m’expliquer ce qui se passe ?
Kate tendit un gobelet de café brûlant à Culver qui l’accepta avec reconnaissance. Il le savoura avec délice. Certes, le liquide lui brûlait les lèvres, mais la saveur était agréable et réconfortante. Il était toujours trempé et n’avait pas encore eu l’autorisation de mettre des vêtements secs. Les visages qui l’entouraient dans la salle d’état-major n’étaient ni hostiles ni amicaux : simplement curieux.
— Qu’est-il arrivé à McEwen ? demanda l’un des ingénieurs, que Culver connaissait sous le nom de Strachan, ignorant la question du pilote.
Strachan était assis derrière le seul bureau de la pièce, celui qu’occupait habituellement Alex Dealey. Culver remarqua qu’il n’y avait plus de fusil en vue, mais, de toute évidence, même sans armes, le pouvoir avait changé de mains.
— Nous l’avons perdu, répondit Culver.
Il avait les cheveux mouillés, plaqués sur le front, les paupières lourdes, signe d’épuisement.
— Comment ? fit Strachan d’un ton glacial.
— Dans le tunnel. Il a été emporté par le courant. (Il prit une gorgée de café.) Il y a des chances pour qu’il soit encore en vie. Maintenant accepteriez-vous de me dire ce qui se passe ?
— C’est un problème de démocratie, répliqua Strachan, le visage grave.
— Ou de démence.
Dealey, assis dans un coin, semblait au bord de l’explosion.
Farraday, appuyé contre une carte murale derrière le bureau, les manches de chemise relevées jusqu’aux coudes et les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, dit :
— Peut-être que non, Alex. Leur attitude est peut-être la bonne.
Culver remarqua que Farraday avait le col ouvert, la cravate pendant négligemment sur sa poitrine. C’était la première fois que l’ingénieur en chef lui apparaissait dans une tenue aussi négligée. Farraday avait maintenu une stricte discipline dans l’abri ; il se rasait chaque jour, portait une chemise et une cravate toujours impeccables, même si le col était, depuis peu, défraîchi.
— C’est une absurdité, rétorqua Dealey. L’ordre est nécessaire, la voix de l’autorité...
— Un pouvoir dirigeant ? fit Strachan, le sourire aux lèvres.
Culver se dit que le sourire n’augurait rien de bon.
— Attendez une minute, l’interrompit le pilote. Voulez-vous dire que vous prenez la direction des opérations, Strachan ?
— Non, pas du tout. Je dis que désormais les décisions seront prises par la majorité. Nous avons vu ce que des salauds d’individus, avides de pouvoir, peuvent faire ; la première bombe a mis un terme à tout cela.
— Le gouvernement par consensus, si je vous comprends bien, fit Dealey d’un ton aigre-doux. Oui, nous en avons eu un petit exemple, il y a peu de temps, n’est-ce pas ? (Il se tourna vers Culver qui n’appréciait pas non plus son sourire.) Savez-vous qu’ils ont dû voter pour savoir si oui ou non, on vous laissait rentrer dans l’abri ? Ils avaient peur d’être inondés s’ils ouvraient cette porte. Vous avez eu de la chance qu’ils aient besoin des informations que vous détenez.
Culver dévisagea Strachan, puis tous ceux qui s’étaient entassés dans la pièce. Il ne dit rien, dégustant simplement son café. Le revolver avait disparu de sa ceinture et il se demandait s’il l’avait perdu dans le tunnel ou si on le lui avait pris pendant qu’il gisait à terre, éreinté, près de la porte. Strachan ne laissa percer qu’une lueur de colère.
— Désormais tout doit être décidé pour le bien de tous. Si cela ressemble à de la phraséologie marxiste ou trotskiste, eh bien, dites-vous que c’est parce que vous avez des œillères que vous raisonnez ainsi. Nous ne sommes plus assez nombreux pour nous soumettre à une hiérarchie ou à un gouvernement formé de quelques imbéciles. Le style de politique que vous pratiquiez est terminé, Dealey, et plus vite vous vous en rendrez compte, mieux ce sera pour vous.
— Est-ce une menace ?
— Certainement pas. J’explique simplement la situation.
— Cela vous ennuierait-il de me faire part de vos intentions ? dit Culver, excédé par cette altercation.
— L’autonomie pour...
— Cela ne m’intéresse pas, l’interrompit Culver. Je veux savoir ce que vous envisagez en ce qui concerne la situation actuelle.
— D’accord, nous allons quitter l’abri, fit Ellison.
— Ce n’est peut-être pas une excellente idée, dit en soupirant Culver, renversé sur son siège.
— Voulez-vous nous dire pourquoi ? demanda Farraday.
— Parce qu’il ne reste pratiquement plus rien là-haut, espèce d’imbéciles.
Il régna un silence abasourdi.
— Dites-nous exactement ce que vous avez trouvé, fit Strachan. Nous avons défini notre plan d’action, mais il serait bon de savoir ce que nous devons affronter.
— Vous l’avez défini ? fit Fairbank, feignant la surprise et secouant la tête. Je croyais que vous vouliez la démocratie. Et nos voix à nous ? dit-il en se désignant ainsi que Culver.
— C’est la décision de la majorité.
— Sans une véritable consultation et, ce qui est plus important, sans les faits, fit remarquer Dealey.
— Le fait le plus important, c’est que la plupart d’entre nous souhaitent partir.
— C’est dangereux, tout au moins pour l’instant, dit Culver.
Puis il se mit à leur parler de leur expédition, de leurs découvertes macabres. Consternés, ils écoutèrent en silence, chaque homme et chaque femme plongé au tréfonds de son propre désespoir. Il n’y eut aucune question lorsqu’il eut terminé, seulement un silence pesant dans la pièce, comme un nuage invisible et oppressant.
Au bout d’un moment, Strachan rompit le silence.
— Cela ne change rien. La plupart d’entre nous ont de la famille chez qui aller. J’admets que les survivants, à Londres même, sont rares, mais nous n’avions pas tous notre demeure en ville. Nous pouvons rejoindre les faubourgs, les comtés pour les retrouver.
— Cela dépend de vous, répliqua Culver calmement, penché en avant les poignets sur les genoux, mais rappelez-vous une chose : il y a des animaux enragés, des gens qui meurent et qui sont trop nombreux pour qu’on leur vienne en aide, et les immeubles – ceux qui tiennent encore debout – s’effondrent à tout moment. Rien n’est solide au-dessus de nos têtes, et la pluie ne fait qu’aggraver la situation.
Il but sa dernière gorgée de café et tendit le gobelet vers Kate pour qu’elle lui en verse encore.
— La maladie va se propager, continua-t-il, le typhus, le choléra, mais le docteur Reynolds vous en a déjà fait la liste. Si ce n’est pas suffisant, n’oubliez pas que la vermine erre dans les tunnels, peut-être même en surface maintenant. Nous avons aperçu un ou deux rongeurs dans la station et nous avons été les témoins des dommages qu’ils ont infligés. Si vous en rencontrez une bande, vous n’avez aucune chance.
— Ecoutez-le, il a raison, fit Dealey presque triomphalement : Je ne fais que vous le répéter !
— Dealay, l’avertit Culver, conscient que sa tentative de domination avait mené à cette confrontation. (La loi et l’ordre n’existaient plus et Dealey n’avait aucune force derrière lui pour le suivre. Culver voyait bien que ses alliés d’antan l’avaient abandonné ; Farraday en était le parfait exemple.) Taisez-vous.
Dealey se tut, davantage par surprise que par obéissance. Culver le regarda droit dans les yeux, essayant de lui faire comprendre que la situation était plus menaçante qu’il n’y paraissait ; il sentait la tension monter malgré la fatigue, l’hystérie n’avait fait que croître durant ces semaines de confinement. Le fait que ces hommes se soient servis de leurs armes pour le « coup d’État » montrait à quel point les sentiments étaient exacerbés. Et Strachan avait une lueur dans le regard aussi malveillante que son rictus.
— Eh bien, quelle atmosphère agréable, s’écria Clare Reynolds, se frayant un chemin au milieu des amas de cadavres contre la porte. (Elle cala une bouteille de cognac au creux d’un bras.) J’ai pensé que, tous deux, vous en auriez besoin, dit-elle en se dirigeant vers Culver et Fairbank. (Elle ouvrit la bouteille et en versa deux bonnes doses dans les gobelets.) Vous devriez ôter ces vêtements mouillés immédiatement. J’ai pansé les blessures de Bryce et lui ai administré une première injection de vaccin antirabique ; à mon avis, il va passer de sales moments dans les semaines à venir. Malheureusement pour lui, la période d’incubation peut durer dix jours, un mois, peut-être même deux ans si la malchance s’acharne sur lui.
Le médecin se tourna vers ceux qui étaient assis autour du bureau.
— Alors, où en est la révolution ?
— Doucement, Clare, lui dit Strachan. L’autorité arbitraire de Dealey vous agaçait autant que nous.
— Je n’appréciais pas sa tyrannie, il est vrai, mais ses objectifs n’étaient pas dénués de bon sens. Il y a une chose qui me révulse plus que tout, cependant, et particulièrement après tout ce qui s’est passé, c’est l’usage de la force.
— Ce n’est pas notre cas, fit sèchement Ellison.
— Vous avez utilisé des armes et, selon mes critères, cela signifie la force ! N’avez-vous donc rien appris ?
— Nous avons appris à ne pas écouter des salauds de son espèce ! s’écria Ellison en désignant Dealey.
Elle soupira d’un air las, sachant qu’il était inutile de poursuivre la polémique, ce qu’elle avait tenté avant, et après la prise de pouvoir.
— Bryce m’a raconté vaguement ce qui se passe là-haut ; pouvez-vous nous donner d’autres détails ?
Culver répéta son histoire, faisant une description encore plus saisissante de l’état dans lequel se trouvaient les victimes des radiations.
— Voilà qui tranche le problème, dit le médecin quand il eut fini. En dehors de cet abri, nous ne serons nulle part en sécurité. Si tous les autres facteurs ne vous détruisent pas, sans parler des inondations dans les tunnels, alors ce sera la vermine.
— Le niveau de l’eau baissera dès que la pluie cessera, s’empressa d’ajouter Strachan. Et c’est peut-être même un avantage pour nous.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
— Les rats auront été exterminés et leurs nids détruits, leur dit-il. Ils ne constitueront plus une menace.
— N’en soyez pas aussi sûrs, fit le docteur Reynolds, en allumant une cigarette. Ces créatures savent nager.
— Pas dans de telles conditions, riposta Ellison.
— Tous les tunnels n’ont pas été systématiquement inondés.
— Elle a raison, fit Dealey. La plupart des tunnels souterrains et des égouts ont des vannes qui ont dû être fermées peu après ou avant l’explosion des bombes.
— Encore des précautions du gouvernement pour sauver l’élite, fit Strachan d’un air narquois.
— Et il y a d’autres tunnels bien au-dessus du niveau des égouts, ajouta Dealey, ignorant ses paroles.
Clare Reynolds exhala la fumée de sa cigarette dans la minuscule pièce bondée.
— Je crois qu’il est temps que nous en sachions plus sur ces rats noirs. Avez-vous rencontré cette vermine vivante, Steve ?
Culver secoua la tête et Fairbank ajouta :
— Non, Dieu merci.
— Et que sait – savait – le gouvernement à leur sujet ? demanda-t-elle à Dealey d’un ton sec. Voyez-vous, j’ai trouvé dans la réserve du poison exclusivement réservé aux rats, et des antitoxines que je vous ai administrées ainsi qu’à Steve, le jour de votre arrivée dans l’abri. Ce type d’antitoxine était réservé aux maladies induites par cette race particulière de rats noirs mutants, j’imagine donc que cette menace latente était connue et crainte de tous. Le gouvernement savait-il que le problème n’avait pas été totalement résolu, et que ces créatures existaient toujours dans nos égouts ?
— Je n’étais qu’un fonctionnaire parmi tant d’autres, docteur Reynolds, et n’étais nullement au courant des secrets ministériels, répliqua Dealey, quelque peu gêné.
— Vous étiez bien à l’inspection générale et vous avez vous-même admis qu’une grande partie de votre tâche consistait à vous occuper des abris nucléaires. Il est impossible que vous n’en ayez eu vent ! Dealey, essayez de comprendre que nous sommes tous dans la même galère ; le temps du « secret d’État » est révolu depuis longtemps. Dites-nous ce que vous savez, ne serait-ce que pour empêcher les gens de quitter cet abri.
— Très bien, fit Dealey, plus irrité qu’intimidé. Je vais vous dire ce que je sais, mais croyez-moi, ce n’est pas grand-chose. Comme je l’ai souligné, je n’avais pas de grade élevé à la Protection civile, loin de là.
Vous n’ignorez pas, dit-il en remuant nerveusement sur sa chaise, du moins la plupart d’entre vous, que pendant la première irruption des rats à Londres – à l’époque où l’invasion de la capitale par les rats noirs fut connue du grand public –, on a découvert qu’un certain zoologiste du nom de Schiller avait croisé des rats noirs normaux avec un mutant, ou probablement plusieurs mutants, qu’il avait ramenés d’îles irradiées avoisinant la Nouvelle-Guinée. La nouvelle race proliféra rapidement ; c’était un animal plus fort et beaucoup plus intelligent qu’un rat ordinaire avec, malheureusement, un goût insatiable pour la chair humaine. La plupart d’entre eux furent exterminés assez rapidement, bien que les ravages qu’ils causèrent furent sévères...
— Vous voulez dire qu’ils ont massacré de nombreuses personnes ? l’interrompit Strachan.
— A l’époque, on pensait, continua Dealey, que toute la vermine avait été exterminée, mais plusieurs ont dû s’échapper. En fait, la nouvelle invasion, plusieurs années après, se produisit juste au nord-est de la ville, dans la forêt d’Epping.
— Je crois me rappeler qu’on nous avait dit que le problème avait été complètement résolu, dit le docteur Reynolds.
— Oui, c’est ce qu’on croyait.
— Alors comment expliquez-vous la présence de ces saloperies là-bas ? s’exclama Fairbank, les yeux mi-clos et le visage, habituellement serein, bouillonnant de colère.
— De toute évidence, certains ont réussi à passer à travers les mailles du filet, ou tout simplement n’ont jamais quitté la ville.
— Alors pourquoi le public n’a-t-il pas été informé du danger ? demanda Strachan.
— Parce que, nom de Dieu, personne n’était au courant !
— Et comment expliquez-vous l’antitoxine, les poisons ? demanda calmement le docteur Reynolds. Il y a même un appareil à ultrasons dans l’entrepôt.
— C’était par pure précaution.
Ellison donna un violent coup de poing sur le bureau.
— Vous deviez être au courant ! Nous prenez-vous vraiment pour des imbéciles ?
Dealey commençait à perdre son calme.
— Des rumeurs ont couru pendant des années. Peut-être en a-t-on aperçu à une ou deux reprises, rien de...
— Peut-être ? s’écria Strachan, furieux tout comme les autres dans la pièce.
— Rien de bien défini, poursuivit Dealey, certainement pas des attaques contre le personnel qui travaillait dans les tunnels ou les égouts.
— Pas de disparitions ? demanda Culver, dégustant son café au cognac et attendant la réponse à sa question, posée avec calme.
— J’ai entendu parler de la disparition d’un ou deux ouvriers, fit-il, hésitant, mais cela n’avait rien d’exceptionnel. Les égouts sont souvent inondés après de fortes pluies, des tunnels s’effondrent...
— Combien exactement ? Insista Culver, se rappelant les paroles de Bryce qui avait prétendu que Dealey était au courant.
— Bon sang, mon vieux, je ne peux vous fournir de chiffres. Ce n’était pas vraiment de mon ressort.
— Mais vous étiez impliqué dans la construction de nouveaux abris et l’extension et la rénovation des anciens. Vous n’avez aucun souvenir d’éventuelles disparitions d’ouvriers pendant l’exécution de ces travaux ?
— Il y a toujours des accidents, des morts même, quand on creuse les fondations.
— Mais des disparitions ?
— Ça devient...
— Pourquoi rester si évasif, Dealey ? demanda Clare Reynolds. Que nous cachez-vous ?
— Rien du tout. Mais je ne vois pas l’utilité de cette discussion. Sans doute, ces dernières années, avons-nous perdu des hommes dans les tunnels, mais, comme je l’ai souligné, cela n’a rien d’exceptionnel.
— A-t-on retrouvé leurs corps ? Insista Culver.
— Pas tous, mais certains, oui.
— Intacts ?
Dealey secoua la tête avec impatience.
— Si on ne les trouvait pas avant des semaines, quelquefois des mois, on pouvait s’attendre à les voir décomposés.
— Dévorés ?
— Je ne nie pas la présence de rats sous terre, grommela-t-il, irrité. Par contre, des mutants, nous n’en avons jamais eu la preuve.
— Vous avez dit, tout à l’heure, qu’on en avait déjà aperçu.
— Ça pouvait être n’importe quoi, des chats, même des chiens perdus. Et, pourquoi pas, d’énormes rats. Mais pas des monstres, comme vous le suggérez.
Le filtre de la cigarette de Clare Reynolds commençait à se consumer, mais elle ne l’éteignit pas pour autant ; elle se rendait compte que les réserves s’épuisaient.
— On aurait dû procéder à des autopsies sur les restes trouvés, ainsi l’existence des rats mutants aurait pu facilement être révélée.
— C’est peut-être vrai, mais je n’en ai jamais eu connaissance.
— C’est du moins ce que vous dites, fit remarquer Elhson.
— Pourquoi mentirais-je ? fit sèchement Dealey.
— Pour vous protéger.
— De quoi exactement ?
Le silence pesant ne présageait rien de bon.
Le docteur Reynolds s’avança rapidement vers le bureau, écrasant à contrecœur les maigres restes de sa cigarette dans un cendrier.
— En vérité, si nous voulons lutter contre ces rongeurs, il nous faut en savoir le plus possible sur eux pour déterminer les poisons les plus efficaces.
— Je vous jure, fit Dealey, que je ne sais rien de plus que ce que je vous ai dit.
Les paroles du médecin étaient mesurées, chaque mot se détachait, comme si elle s’adressait à une personne dont l’esprit lent exigeait des syllabes simples.
— Avez-vous une idée du nombre de mutants vivant dans les égouts ?
— Il ne peut y en avoir beaucoup, sinon on en aurait eu des preuves plus flagrantes.
— Comment expliquez-vous le massacre dont nous avons été les témoins là-haut ? dit Fairbank. Une poignée de rats n’a pas pu faire cela.
— Quelqu’un ici connaît-il le taux de reproduction des rongeurs ? demanda le docteur Reynolds en promenant son regard dans la salle.
Un petit homme, pas rasé et le teint aussi pâle que la chemise blanche qu’il portait, leva nerveusement la main, comme si le fait d’être soudain le centre d’intérêt allait le ratatiner complètement. Clare le connaissait. C’était l’un des gardiens de l’abri, chargé également de l’entretien.
— C’est – ou plutôt c’était – mon boulot de débarrasser ces lieux de ces saletés qui se baladent sous terre dans les tunnels et les conduites. Mais j’en ai jamais vu des gros ; pas comme vous dites.
— Mais vous connaissez un peu les rongeurs ? L’encouragea le médecin.
— Non, pas vraiment. Sauf que j’ai lu des choses sur eux quand les rats noirs se sont déchaînés dans Londres. C’était plutôt dangereux d’être là en bas, vous savez, dit-il, essayant de plaisanter, mais les autres préféraient l’écouter parler plutôt que se mêler à la conversation.
Eh bien, je sais que les rats ont cinq portées par an, parfois plus, chacune pouvant aller jusqu’à douze.
— Il parle de simples rats, s’empressa d’ajouter Dealey. D’après ce que je comprends, la capacité de reproduction des mutants était loin d’atteindre celle des rongeurs ordinaires.
— C’est aussi bien, fit remarquer quelqu’un. Sinon ils auraient envahi les égouts depuis des années.
Il y eut des murmures d’inquiétude dans la salle.
Le docteur Reynolds s’adressa une fois de plus au gardien.
— Avez-vous vu des traces de ces énormes rats ces dernières années ?
— Peux pas dire ça, fit le petit homme en secouant la tête. J’en ai tué quelques-uns de l’autre espèce, mais j‘pourrais pas dire que l’endroit en était infesté. (Il se gratta le nez pensivement.) C’est vraiment étonnant si on considère le nombre d’issues – conduites, câbles, tubes et toutes sortes de choses. J’suppose que les poisons les ont empêchés de remonter à la surface.
— Avez-vous déjà utilisé des gaz ? demanda Clare Reynolds.
Elle s’était assise sur le bord du bureau, les bras croisés, tournant le dos à Strachan et Ellison.
— L’autorisation aurait été refusée, fit Farraday répondant à sa question, avec tant de monde travaillant à proximité. De surcroît, d’habitude, on n’utilise le gaz que dans les égouts.
Clare désirait vaguement une autre cigarette, mais elle avait terminé sa ration horaire.
— En fait, j’ai trouvé un produit approprié dans les réserves, qui se transforme en acide cyanhydrique quand il est exposé à l’humidité.
— Je ne vois pas où cela nous mène, dit Ellison. Si nous quittons l’abri, inutile de recourir au poison. Une fois dehors, nous aurons des fusils pour nous défendre.
— Croyez-vous réellement, lui demanda le docteur Reynolds, se tournant brusquement vers lui, que ce genre d’armes vous sauvera si une meute de rats – ou même une meute de chiens enragés – vous attaque ? Il est temps que vous regardiez la vérité en face, espèce d’idiot...
— Un instant, s’exclama Ellison, poussant sa chaise sans se lever, ce n’est pas parce que vous êtes médecin...
Culver se leva.
— C’est à vous de vous préoccuper de ce que vous allez faire, je me fous pas mal de votre décision. Je vous ai décrit ce qui se passe dehors, aussi êtes-vous à même de choisir. Quant à moi, je me tire.
Fairbank se leva comme s’il l’approuvait.
Les deux hommes se dirigèrent vers la porte et Culver se retourna avant de se frayer un chemin à travers la foule.
— Il y a une chose dont je me suis souvenu lorsque vous parliez des corps découverts dans les égouts au cours de ces dernières années. (Il se passa la main derrière la nuque, tournant la tête pour soulager une raideur qu’il sentait monter.) Je ne sais pas ce que cela signifie, mais j’ai remarqué quelque chose de bizarre sur les cadavres que j’ai trouvés sur les escaliers mécaniques et dans la station même.
Kate Garner, déjà sous le choc de ses révélations, fut parcourue d’un frisson de panique à la pensée de ce qui les attendait. Y avait-il vraiment quelque chose de pire à entendre, une souffrance plus terrible à envisager ? Peut-être que non, mais ce qu’il leur dit ajouta une note macabre à un récit déjà horrifiant.
— De nombreux cadavres étaient sans tête, dit Culver avant de quitter la pièce.